La Duchesse Brune

    Six. C’était le nombre de coup que le battant porta à la cloche lorsque le soleil débuta son long voyage dans notre ciel. L’atmosphère brumeuse qui planait au-dessus de l’île se levait petit à petit à mesure que le village s’éveillait, que les coqs chantaient et que les chiens hurlaient. Un matin presque plus habituel que les autres, tant tout semblait encore paisible au loin, par-delà la jetée. Une mer pour aller pêcher, me fit remarquer mon père, assis près de moi. Je ne l’avais pas remarqué arriver. Il avait cette surprenante habitude de se mouvoir sans jamais faire de bruit, comme un poisson entre les vagues. Je lui répondis de façon automatique lorsqu’il me demanda si j’avais bien dormi. Il connaissait déjà la réponse, et je ne voulais pour rien au monde gâcher cette journée qui semblait si bien commencer.

    Cinq. C’était la quantité de sacs de poisson que je devais encore transporter jusqu’aux hangars où ils étaient entreposés avant de pouvoir prendre ma pose. Je pouvais en transporter jusqu’à deux à la fois, lorsque ceux-ci n’étaient pas trop remplis. Mon père a eu raison, pensais-je en jaugeant de leur poids. La pêche a été bonne.

    Quatre. C’était le nombre de morsures que comportait le poisson qui gisait devant mes yeux. Je l’avais aperçu un peu plus tôt et l’avais amené au capitaine du navire que je déchargeais, la Duchesse Brune. L’air inquiet, il l’inspectait sous toutes ses coutures, maugréant dans son épaisse barbe rousse. Un jeune matelot se tenait à ses côtés, en retrait. Il avait émis une grande quantité de supposition qui avaient toutes été rejetées avec agressivité par son chef. Je me taisais, inquiet de subir le même traitement que lui. Je me demandais ce qui avait bien pu causer ces blessures à l’animal.

    Trois. C’était le numéro cousu sur la veste blanche de la femme qui s’approchait de nous d’une démarche hésitante. Un vieil homme s’approcha d’elle et lui proposa son aide. Elle lui fit face et le fixa pendant de longues secondes. L’homme sembla pâlir. Il jeta un coup d’œil autours de lui et rejoignit ses camarades à la hâte. Alors que ceux-ci le raillaient, la femme s’approcha de nous. Ou plutôt, de moi.

    Deux. C’était le nombre d’yeux vitreux qui me fixaient. Des yeux à faire pâlir Méduse. Quelque chose n’allait pas. Je ne pouvais pas dire quoi, mais quelque chose en émanait. Je fis un pas en arrière pour chaque pas qu’elle faisait dans ma direction. Le capitaine et son matelot observaient la scène avec effroi, sans rien dire. Sans rien faire. Je ressentis une vive douleur alors que mon dos heurta une paroi de métal. Mais ce ne fut rien comparé à ce que, l’espace d’un instant, je compris. Ces yeux. Ils étaient emplis de mort.

    Un. C’est le nombre de battement de cœur qu’il me fallut pour réaliser que j’allais mourir.

    Zéro.


Posté le 20 mai 2023 par bat_bast

Taagada

Le début du lore ?

Taagada a commenté le 28 novembre 2023 à 8:51